Points de bascule : décryptage d’une notion

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  • Mise à jour le December 5, 2025
  • Création le December 4, 2025

En octobre 2025, l’Université d’Exeter, en Angleterre, et le Postdam Institute for Climate Impact Research ont publié la nouvelle édition du rapport sur les points de bascule au niveau mondial - le « Global Tipping Points Report ». Il est un véritable cri d’alarme sur l’état du système Terre : un appel urgent à l’action pour lutter contre le réchauffement climatique. Mais qu’est-ce qu’est exactement un « point de bascule » ? Quelle différence avec les limites planétaires ? Éléments de réponse dans notre article de décryptage.

Pour qui se préoccupe de l’état du système Terre, les mois de septembre et octobre 2025 ont été marquants, avec la publication à quelques semaines d’intervalles de deux rapports alarmants : le « Planetary Health Check 2025 », sur le suivi des limites planétaires, et le « Global Tipping Points Report 2025 » qui se penche lui sur l’étude des points de bascule. Dans les deux cas, les conclusions ont de quoi nous effrayer : sept limites planétaires dépassées sur neuf, et pour la première fois des points de bascule planétaire considérés comme franchis.

Pour autant, les deux termes ne désignent pas les mêmes réalités et demandent d’être décryptés pour être bien interprétés. Les limites planétaires sont régulièrement abordées dans le champ médiatique et sont de mieux en mieux comprises. D’ailleurs, le Cerdd y a contribué avec la publication d’un dossier documentaire dédié en 2021 – dont une mise à jour sera publiée au printemps 2026. Les points de bascule en revanche sont plus rarement évoqués. Or, leur nom même a de quoi faire froid dans le dos :  on a vite fait d’imaginer des effondrements en cascade et un scénario digne d’un film catastrophe hollywoodien. Prendre le temps de les définir et de détailler les conclusions que l’on peut en tirer est primordial. 

Le Cerdd propose un article de décryptage en sept questions, basé sur la lecture du Global Tipping Points Report 2025.  

Quelle est la définition d’un point de bascule ? 

Les points de bascule (« tipping points » en anglais) désignent des seuils critiques identifiés pour différents systèmes climatiques ou écologiques, essentiels au fonctionnement du système Terre. Les franchissements de ces seuils sont directement corrélés au niveau de réchauffement climatique. Lorsque ces seuils sont dépassés, des modifications brutales et profondes se mettent en place, à tel point qu’un retour en arrière à court ou moyen terme n’est pas possible. De par leur irréversibilité, leur intensité, leur imprévisibilité et la potentientalité d’effets en cascade, les points de bascule menacent la stabilité du système Terre. Or, l’humanité dépend de cette stabilité pour vivre. Le franchissement des points de bascule pose donc des menaces sérieuses à la survie des sociétés humaines.

Les points de bascule ont été identifiés pour la première fois en 2018 par des chercheur·ses du PNAS (Proceeding of the National Academy of Sciences of the United States of America). À l’époque, ils en comptent dix. Dans l’édition 2025 du Global Tipping Point Reports, les 160 scientifiques auteur·rices du rapport étudient 18 systèmes susceptibles d’être sujets à un point de bascule, parfois déclinés en sous-catégories régionales ou locales. 

Quels sont les principaux points de bascule identifiés ? 

En 2025, les principaux points de bascule identifiés sont : 

  • la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest ;
  • la disparition de la banquise d’été de l’Antarctique ;
  • le recul les glaciers de montagnes et le dégel du permafrost ;
  • la mortalité des récifs coralliens ;
  • le dépérissement des forêts tropicales, notamment de l’Amazonie ;
  • la transformation des deltas de fleuves et la disparition des tourbières ;
  • l’effondrement des courants océaniques, notamment du courant méridienne de retournement atlantique (AMOC) et du gyre subpolaire ;
  • l’effondrement ou l’intensification des phénomènes de moussons, notamment en Asie du Sud-Est et en Inde. 

Où en sommes-nous du franchissement des points de bascule ?

Le franchissement des points de bascule est directement lié au réchauffement climatique. Pour chacun des systèmes étudiés, les scientifiques cherchent donc à déterminer le degré de réchauffement à partir duquel ceux-ci sont susceptibles de connaître une détérioration brutale et irréversible : ce qui permet de situer le point de bascule. 

Le diagramme ci-dessous montre, pour les points de bascule les plus pressants, à partir de quel niveau de réchauffement ceux-ci sont susceptibles d’être enclenchés. Pour chacun d’entre eux, la couleur jaune indique le début de la zone de risque, et le point de bascule se situe environ dans la zone orange. Le reste de la zone accentue l’aggravation des risques jusqu’à un seuil total d’irréversibilité. Ainsi, les récifs coralliens sont exposés à une forte mortalité dès +1°C, leur point de bascule est fixé autour de +1,2°C, et les scientifiques estiment qu'au-delà de +1,5°C, leur rétablissement est quasiment impossible.

Diagramme - Le risque de franchir un point de bascule augmente avec le niveau de réchauffement climatique.
Le risque de franchir un point de bascule augmente avec le niveau de réchauffement climatique. Source : Global Tipping Points Report 2025 et Armstrong MacKay et Al., 2022

Dans l’édition 2025, les auteurs du Global Tipping Points Reports déclarent que :

  • le point de bascule de la mortalité des récifs coralliens a été franchi ;
  • les points de bascule concernant la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique de l’ouest sont sur le point d’être enclenchés ;
  • le dégel du permafrost atteint un niveau critique ;
  • malgré les limites des modèles d’observation actuels, l’état des courants océaniques (AMOC et gyre sub-polaires) sont préoccupants.  

Comment sont calculés les points de bascule ? 

L’étude et la quantification des points de bascule sont difficiles : tous les seuils n’ont pas été clairement déterminés, et la science continue de progresser. Par exemple, le point de bascule de l’Amazonie était il y a encore quelques années estimé autour des +3°C : les plus récentes études ont poussé les scientifiques à l’abaisser.

D’autant plus que le réchauffement climatique n’est pas le seul facteur déterminant le franchissement des points de bascule. D’autres phénomènes, comme l’effondrement de la biodiversité, la déforestation ou la pollution peuvent accélérer la dégradation des systèmes, rendant le franchissement des points de bascule susceptibles d’arriver « plus rapidement », malgré des niveaux de réchauffement moins élevés. On parle de « facteurs de stress non-climatiques ».
Pour l’Amazonie par exemple, si l’on ne prend en compte que le paramètre du climat comme facteur de dégradation, son point de bascule se situe autour de +2°C. Or, elle subit aussi les effets dévastateurs de la déforestation, ce qui abaisse encore son point de bascule réel autour des +1,5°C.

Quelles sont les conséquences du franchissement des points de bascule ? 

Le franchissement des points de bascule entraîne des modifications brutales, profondes et irréversibles des écosystèmes et des systèmes climatiques. Ces modifications ont des répercussions majeures sur les sociétés humaines, de l’échelle globale à l’échelle locale

Par exemple : 

  • la mort des récifs coralliens signifie la disparition d’écosystèmes riches d’une incroyable biodiversité, dont dépendent des milliards d’être humains pour se nourrir via les activités de pêches ;
  • la fonte des calottes glaciaires entraînera une augmentation massive du niveau de la mer : des nombreuses zones côtières, et parfois mêmes des états entiers pourraient disparaître, entraînant le déplacement de milliards d’être humains ;  
  • l’effondrement des courants océaniques auraient pour conséquences des hivers beaucoup plus rudes pour les pays d’Europe de l’Ouest, une altération du rythme des moussons en Afrique de l’Ouest, des rendements agricoles diminués et de profonds changements dans les écosystèmes marins, avec notamment une migration des populations de poissons. 

Toutefois, il n’est pas toujours évident de savoir si ces conséquences auront lieu brutalement en l’espace de quelques décennies, ou si elles prendront effet sur plusieurs siècles.

Par ailleurs, la conséquence la plus inquiétante des points de bascule est le risque d’effets en cascade. En effet, les auteurs du rapport insistent sur le fait que les systèmes soumis à des points de bascule n’évoluent pas de manière isolée, bien au contraire ! Les points de bascule interagissent, et le franchissement de l’un peut augmenter le risque d’en franchir d’autres. Par exemple, le dégel du permafrost pourrait accélérer le retrait de la banquise, qui lui-même accentue la fonte des calottes glaciaires, qui à son tour impacte le fonctionnement des courants océaniques, etc… 

Les points de bascule doivent donc être étudiés comme un tout, comme un système dynamique où chaque phénomène est lié aux autres. 

Limites planétaires et points de bascule : quelle différence ? 

Malgré leur attention commune à l’état du système Terre, les limites planétaires et les points de bascule sont bien deux notions différentes, qui étudient des phénomènes distincts.

Les limites planétaires sont constituées de neuf grands processus qui conditionnent la vie sur Terre et fournissent les conditions d’existence dont dépendent nos sociétés : le climat, la biodiversité, les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, l’occupation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’ozone stratosphérique, la présence d’aérosols dans l’atmosphère et l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. Tous ces processus garantissent le fonctionnement « stable » du système Terre, permettent sa régulation, et sont intimement liés. Des seuils quantitatifs ont été établis par les scientifiques pour chaque processus : ces seuils sont appelés « limites planétaires ».

Limites planétaires - 2025. Reporterre
Représentation des limites planétaires en 2025. Source : Reporterre. Sept limites sur neuf sont dépassées. L'acidification des océans rejoint les limites déjà dépassées : l'intégrité de la biosphère, le changement climatique, l'introduction de nouvelles entités dans l'environnement, le changement d'usage des sols, le cycle de l'eau douce et la perturbation des cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore.

Les points de bascule concernent des systèmes écologiques (Amazonie, calottes glaciaires, banquise, mangroves, tourbières…) ou climatiques (moussons…) globaux ou plus localisés. Les points de bascule sont des conséquences directes du réchauffement climatique, qui est lui-même considéré comme l’une des limites planétaires, et peuvent être influencés par d’autres limites. Les points de bascule se distinguent des limites planétaires par leur irréversibilité, et la grande imprévisibilité des risques qu’ils entraînent.

Schéma : liens entre limites planétaires et points de bascule. 2024
Les limites planétaires et les principaux points de bascule qui y sont associés. Source : Planetary Health Check 2025, Caesar & Sakschewski et al., 2024. Ce schéma montre pour chacune des limites planétaires, quel système écologique soumis à des points de bascule y est lié. Il permet aussi de voir quels facteurs de risques non-climatiques pèse sur chacun des points de bascule.

Quelles solutions mettre en œuvre pour faire face aux points de bascule ? 

Viser la neutralité carbone et s’adapter

Les points de bascule étant directement liés au réchauffement climatique, les auteur·rices du rapport rappellent que l’objectif qui doit être poursuivi coûte que coûte est celui de la neutralité carbone. 

L’urgence est donc au déploiement de politiques d’atténuation ambitieuses, pour réduire rapidement et massivement nos émissions de gaz à effets de serre. Les auteur·rices le martèlent : chaque dixième de degré comptent, tout comme chaque année passée au-dessus du seuil des +1,5°C. 

Mais les points de bascule sont déjà en cours et plusieurs de leurs effets sont certains. Ceux-ci doivent donc être pris en compte dans l’évaluation des risques, notamment lors de la construction des politiques d’adaptation.  

Déployer des solutions systémiques 

Les auteur·rices du rapport insistent aussi sur l’importance de mobiliser l’ensemble des leviers à notre disposition, et d’agir à toutes les échelles, du global ou local. À l’échelon régional ou local, ce sont notamment des actions concernant les facteurs de stress non climatiques qui peuvent être mises en œuvre : réduire la surpêche, étendre les aires protégées, lutter contre la déforestation, réhabiliter les mangroves et les récifs coralliens, transformer les systèmes alimentaires vers des modes de productions agricoles agro-écologiques et des régimes alimentaires moins carnés…  Ces solutions sont d’autant plus intéressantes qu’elles entraînent de nombreuses externalités positives, et peuvent être déployées en mobilisant les populations locales et leur redonnant du pouvoir d’agir. 

Agir à toutes les échelles, mobiliser tous les acteur·rices, et promouvoir la justice et la démocratie

Déployer de telles solutions passera par le déploiement de politiques publiques ambitieuses autant que par la mobilisation de la société civile. Les pouvoirs publics, que ce soit au niveau national à travers l’État ou à des échelons locaux par l’action des collectivités territoriales (régions, département, agglomérations, communes…), ont un rôle clé à jouer : à travers des politiques volontaristes, ils peuvent enclencher le déploiement massif d’innovations technologiques décarbonées, tout en accompagnant les changements de comportements nécessaires à leur adoption. Ces changements doivent être opérés avec des objectifs de justice sociale et dans des processus démocratiques

Les points de bascule, un rappel de l’urgence et un appel à la sobriété 

L’état de la connaissance sur les points de bascule a de quoi nous alarmer : elle dessine le portrait d’un monde de plus en plus instable, où les répercussions sur les écosystèmes comme sur nos sociétés sont toutes aussi nombreuses que profondes. Mais elle peut aussi rassurer, tant ses conclusions confirment ce que les acteur·rices des transitions défendent depuis de nombreuses années. L’urgence à lutter contre le réchauffement climatique en prenant autant au sérieux l’atténuation que l’adaptation. La force des solutions systémiques qui entraînent des externalités positives et peuvent même déclencher des cercles vertueux. La nécessité de déployer les solutions à toutes les échelles, y compris locales, en permettant aux populations locales d’être actrices du changement. Le besoin de s’appuyer autant sur des innovations technologiques que des innovations sociales, pour accompagner les changements

Si nous devions faire une critique à ce rapport, elle se situerait dans l’absence d’appel à la sobriété. Or, comme le défend et rappelle constamment NégaWatt à travers son triptyque d’actions, le déploiement des énergies renouvelables (ENR) ne constitue que la troisième étape à suivre pour décarboner nos sociétés. Il doit être précédé d’actions d’efficacité, qui permettent de faire mieux avec moins. Mais avant tout, il faut réduire nos besoins, pour réduire nos consommations de ressources et nos impacts sur les écosystèmes : en un mot, il faut viser la sobriété

Identification du document

  • Auteur: Cerdd
  • Date de publication : October 2025
  • Échelle géographique : Internationale

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